Je ne peux pas passer deux mois à Bamako dans l’atelier d’Aboubakar Fofana sans vous conter un peu de ce bleu mystérieux !
Pour ceux qui ne
connaissent pas, l’indigo est une molécule extraite de certains végétaux. Il
existe plusieurs plantes contenant cette molécule, selon les régions et les
climats : par exemple, en France, on avait le Pastel, ici, c’est
l’indigofera arecta… L’indigo est l’unique source de bleu végétal. Les plantes
indigofères ont leurs feuilles vertes, comme toutes les autres… et pourtant
recèlent ce bleu. Il faut un grand savoir-faire pour en extraire la molécule,
que ce soit sous la forme solide (pigment), ou bien liquide et réduite
(colorant pour teinture). Vous vous en doutez, c’est bien pour cette dernière
que je suis là.
La technique de
teinture traditionnelle à l’indigo naturel a été perdue au profit des colorants
de synthèse, bien plus faciles à utiliser. Mais lorsque l’on se passionne pour
les teintures naturelles, et que l’on aime le bleu, forcément, on en vient à
aimer la difficulté ! Certains ont mis des années à redécouvrir ces
techniques… Et ils sont encore bien peu nombreux à la pratiquer sur cette
planète. Ce sont des passionnés, des irréductibles. Et je suis chez l’un de
ceux là, à Bamako.
Bon, alors,
comment ça fonctionne ? Pourquoi tant de mystères ?
Avec l’indigo, pas
de décoction de plante possible pour en extraire le bleu. Le procédé relève du
tour de main d’un alchimiste. L’indigo pigment est insoluble dans l’eau. On
peut s’en servir pour peindre, mais jamais cette molécule ne pourra s’insérer
et s’accrocher aux fibres textiles telle quelle. Il faut pour cela
« réduire » la molécule dans un milieu alcalin et anaérobie. C’est
bien là la difficulté : trouver le bon équilibre pour permettre la
solubilisation de l’indigo. Avec des produits chimiques (hydrosulfite et soude
caustique), on y arrive en un tour de main. Mais là, ce n’est plus vraiment
naturel ! Non, le procédé traditionnel et totalement naturel, c’est la
fermentation combinée à l’ajout de chaux. La fermentation permet à certaines
petites bactéries de se développer, et ce sont elles qui ôtent l’oxygène de
l’eau pour obtenir un milieu anaérobie. La chaux est un alcali naturel. Des
variantes existent bien sûr. Il faut en gros 7 à 10 jours pour monter une cuve
d’indigo, selon le climat (la température est aussi importante).
Une cuve prête se
présente en résumé comme du compost fermenté dans un liquide jaune verdâtre
avec à la surface une mousse bleue irisée… Et que dire de l’odeur ? … Ce
n’est pas le dernier Chanel… Ce n’est pas non plus le fumier de cochon !
ça pique un peu le nez, c’est insupportable pour certains…
Vient ensuite le
côté magique : ce liquide jaune verdâtre dans lequel on plonge les étoffes
pour les en imbiber, prend doucement une couleur bleue lorsque, une fois sorti
de cuve, le textile entre en contact avec l’oxygène : c’est le
déverdissage. A ce moment, l’indigo est emprisonné dans les fibres sous sa
forme insoluble. Il est particulièrement solide et est classé « grand
teint ».
Une même cuve peut
donner des tons de bleus clairs, aux bleus les plus foncés, presque noirs. Ce
sont des trempages successifs entrecoupés d’oxygénation du textile qui font
monter l’intensité du bleu. Une jeune cuve donne des bleus bien vifs dès le
premier trempage, alors qu’une vieille cuve donnera les bleus les plus clairs,
les plus subtils. Pour ceux qui aiment la difficulté, vouloir des bleus très
clairs est le summum. Ici, une cuve de 14 mois, la doyenne du groupe, donne de
ces bleus les plus légers… Il a fallu la patience de tout ce temps pour les
obtenir !
Et oui, une cuve,
c’est comme un être vivant, il faut s’en occuper : lui donner à teindre,
même un peu, régulièrement ou elle meurt frustrée ; la nourrir quand elle
a bien servi, ou elle meurt d’épuisement ; l’oxygéner, un peu mais
vigoureusement, une fois par jour, ou elle meurt d’asphyxie. C’est tout un art,
tout un équilibre à maintenir, le plus longtemps possible. Une cuve peut durer
jusqu’à 9 mois. Les garder plus est un cadeau (pour le bleu qu’elles donnent),
un exploit !
Ici, le bleu se
travaille sur des matières traditionnelles :
- Les bandes de
coton étroites appelées finimougou
(coton malien, filé main, tissé main), assemblées à la main, teints en unis ou
bien avec réserves.
- Le bazin ou
coton damassé (tissé en Allemagne ou en Chine pour le marché Africain), dans
lequel on fait les boubous.
Ou des matières
nobles et sobres : telles le lin, la soie, la fibre d’ananas,…
Toujours des
fibres naturelles.
Les nuances de
bleus ont toutes un nom en bambara, ils sont difficilement traduisibles. Du
plus clair au plus foncé :
- Baga fu
-
Baga nônô
kènè
-
Baga kènè
-
Bagad djè
-
Baga fin
-
Bagad dun
-
Baga kalé
-
Baga
djalan
-
Lomassa
Par ici, un album
photos pour un aperçu en images de l’activité (il sera mis à jour petit à petit
au fil du travail et du bon fonctionnement des connections internet) :
Et pour finir, un
conte africain (Ghana) sur
l’histoire de l’utilisation de l’indigo :
Jadis, le ciel épousait étroitement la terre et
nourrissait les hommes. Chacun pouvait attraper un petit morceau de nuage pour
le consommer. Cette nourriture céleste emplissait le cœur et donnait à la
personne l’ayant absorbée la facultée de flotter et de rêver, de retrouver la
paix et la gaité du temps où le dieu suprême vivat avec les humains. Mais
s’approvisionner en nuage était une tâche ardue, puisqu’il fallait être pur de
pensée et d’esprit, et veiller à ne pas s’enivrer de ciel. C’est ce qui arriva
à Asi, qui désira le bleu égoïstement. Un jour qu’elle regardait le ciel en
compagnie de sa fille, ses yeux s’affamèrent de bleu. Elle considéra le linge
enveloppant son enfant, et sa blancheur lui apparut comme dépourvue de vie.
« Si je mangeait un peu de ciel, peut-être que sa couleur bleue imbiberait
ma peau jusqu’au tréfond… » Elle dévora un grand morceau de ciel, et
s’évanouit. Lorsqu’elle se réveilla de son ivresse, sa fille était morte et,
sur le lange, une tâche bleue s’étandait à l’endroit que l’enfant avait
mouillé. Asi se couvrit le visage et les cheveux de cendres. Alors, les esprits
de l’eau lui parlèrent : « Cette tâche est de l’indigo et vient des
feuilles que tu as rassemblées pour coucher ton enfant. Pour que le bleu
survienne, il fallait l’urine de ta fille et les cendres que tu as renversées
sur ton corps. Maintenant l’indigo sacré colorera la terre, mais seules les
mères pourront le faire naître ». Asi retourna au village, enseigna l’art
de la teinture, et l’esprit de sa fille s’incarna peu après dans un nouvel
enfant. L’indigo descendu du ciel, celui-ci se sépara de la terre et, plus
jamais les humains ne furent tentés d’en dévorer les morceaux. Depuis, la
couleur bleue est associée à l’amour et à la tendresse féminine.